J’ai souvent mentionné en causerie que rester en présence devant un film était particulièrement difficile. Le faire en lisant l’est tout autant. On se laisse emporter par les émotions, les aventures des personnages, et si l’œuvre est bien conçue on plonge littéralement dans le récit. On rit, pleure et tremble avec eux. On s’identifie, on est eux.
Il y a donc deux façons de recevoir la lecture, une manière présente et consciente, en bref à l’écoute de son monde intérieur, branché sur l’accueil de son ressenti. Et il y a une façon mécanique, réactive, sans écoute consciente de son ressenti. Cette dernière manière est peu à même d’être une nourriture réellement active par la suite, une fois l’œuvre achevée, car l’expérience n’a pas été vécue en conscience. J’irai donc un cran plus loin en disant que si l’on peut vivre mille vies en une par la lecture de toutes sortes de livres, il est à mon sens plus important encore d’être en pleine conscience en lisant et d’être ancré au corps, car sans cela les expériences issues du livre s’impriment directement dans le subconscient et les choses sont ensuite laissées en arrière plan de la conscience. Et si, effectivement, elles vont marquer votre manière de voir le monde et d’y réagir après lecture, tout cela relèvera de la réaction mécanique.
La lecture en pleine conscience peut, quant à elle, vous amener à, justement, prendre conscience de la facilité avec laquelle on se glisse dans la peau du héros, qu’on se projette dans la vie des personnages et qu’en bref on vibre avec eux. Mais cette expérience est-elle mécanique ou consciente ? Vous allez me dire que le lecteur qui n’est pas en pleine conscience va lui aussi vibrer de la même manière. Certes, mais le capital d’expérience ne sera que peu réutilisé, alors que si nous lisons le plus possible en conscience, les multiples existences vécues par sympathie, projection, immersion, etc. vont devenir des mémoires réellement actives. Ces mémoires d’expériences deviennent en quelque sorte des expériences réelles et servent ensuite de capital conscient.
Il est intéressant de voir que pendant un thriller ou un film d’épouvante, vous allez sursauter au moment voulu par le réalisateur et le scénariste — qui, au passage, écrit d’abord ce que vous voyez ensuite —. Alors, à cet instant, n’avez-vous pas réellement peur ? Bien sûr que si. Pourtant, le monstre du film n’existe pas. Néanmoins, si le livre ou le film n’existe pas, l’expérience que vous en faites est quant à elle bien réelle. Simplement parce que vous cerveau y croit. Pour lui, c’est réel.
On peut se poser des questions plus philosophiques encore ! Qu’est-ce que le réel ? Vous qui lisez ces mots, comment les vivez-vous ? Quel impact mental, émotionnel puis physique ont-ils sur vous ? En avez-vous conscience ? De plus, pour rajouter à l’expérience, vous n’êtes pas à côté de moi, mais je vous parle, quelque part dans un monde imaginaire qui est pourtant d’une certaine manière bien réel. Nous sommes en quelque sorte en communication et en me lisant, vous « m’entendez ». Ainsi est la magie de la lecture. Et ainsi est aussi la magie de la pleine conscience qui va décupler et ancrer cette expérience-là.
Sans présence à soi, la lecture — comme toute autre chose — n’est pas réellement reçue, goûtée, vécue à fond pour mieux s’en libérer ensuite, mais aussi pour la capitaliser en termes d’expériences réellement vécues, en conscience, du point de vue de l’ensemble corps-cœur-tête. En lisant sans présence à soi, vous êtes identifié, sans attention au ressenti, sans « recul », sans véritable conscience d’être, ici et maintenant. Les choses s’entassent alors en vous et filent directement vers l’ombre subconsciente. Vous continuez ainsi dans une course sans fin vers un futur qui n’existe pas.
Vibrer en conscience, c’est être connecté au corps, goûter à ce qui se produit en soi, sans jugement, sans étiquetage, juste ce qui est, tel que c’est, ici et maintenant. Trembler, rire ou pleurer en même temps qu’un livre demande finalement qu’on l’honore, qu’on le vive avec toutes les facettes de soi, physiques, émotionnelles et mentales. Et la pleine conscience est la voie royale de l’accueil de ses émotions, et donc par ricochet de l’accueil du livre, de l’accueil de l’expérience sensorielle très concrète qu’il nous fait vivre.
La fiction lue en pleine conscience vous ouvre alors les portes d’un multivers, d’un monde magique où toutes ces histoires, tous ces héros sont des facettes de vous, des autres, de mondes riches et inconnus, mais désormais à portée de main consciente. Les fictions invitent à vous ouvrir à elles, à y plonger pour vivre ces mille vies en une, parce qu’elles sont de purs trésors et qu’elles vous libèrent en vous apportant la connaissance de vos multiples facettes intérieures. Les fictions vous rendent vaste, ouvert et plein de la Vie elle-même.
Prochain article : La lecture de fiction et la visualisation par l’œil intérieur